On n’attend pas Patrick?

et lorsqu’il se leva, la file d’attente se remit à bouger comme un de ces insectes qu’on vient d’écraser sous son pied et qui, après un long moment, montre encore des signes de vie. Patrick gagna un siège, celui-ci un peu plus confortable que le précédent. C’était sa petite victoire; quand il venait pour son rendez-vous hebdomadaire, il regardait toujours en direction de ce siège, comme pour un rituel. Une fois qu’on arrivait à s’y asseoir, non seulement, on était à l’aise, mais on était aussi assuré que l’attente ne durerait pas plus d’une heure supplémentaire. Il souriait ouvertement dans la salle, et les gens ne semblaient pas du tout y prêter attention. Ce quartier, se dit-il, a bien changé. Même le 13ème a bien changé; c’était mon fief, ma terre. Aujourd’hui, c’est à peine si je le reconnais; c’est à peine si je me reconnais.

L’homme en surpoids entra à son tour dans le bureau, il croisa une bonne femme, la cinquantaine bien passée, qui n’avait pas l’air heureuse. C’était quelque chose d’assez récurrent ici, comme un motif qui se renouvellerait sans cesse – l’air bougon. Le distributeur d’eau, dans le coin, faisait d’ailleurs un bruit si sinistre, que personne n’osait plus le toucher de peur d’énerver quelqu’un. Même le plafond semblait soupe au lait; quel drôle d’endroit. De l’intérieur Patrick pouvait entendre des bribes de conversations, charabias de dossiers et numéros incompréhensible. Tout ce dont il était sûr, lui, c’était de son diplôme; un joli bac +7 en lettres modernes. Personne dans la salle ne lui semblait être allé aussi loin; et aussi étrange que cela puisse paraître, Patrick était intimement persuadé qu’il était possible de discerner si quelqu’un avait fait, ou non, de grandes études. Bien évidemment, ce qu’on entendait par « grandes » restait toujours à déterminer.

L’homme en surpoids céda sa place à un autre homme, lui beaucoup plus jeune – vingt ans tout au plus. Il entra dans le bureau d’un pas traînant, presque à reculons, comme s’il était sur le point d’entrer une nouvelle fois dans le bureau du proviseur. Patrick était à présent à deux sièges de pouvoir y pénétrer à son tour, et réalisant sa proximité avec le moment fatidique, fut pris d’un grand élan d’introspection. Mon dieu, pensa-t-il, et si rien ne fonctionnait? J’ai suivi toutes les consignes, toute ma vie. On m’a dit « fais ce que tu veux, fais tes études, tu seras ce que tu veux ». Et s’ils s’étaient trompés? Patrick regarda le plafond qui, de son teint jaunâtre, semblait essayer de lui faire comprendre qu’il serait bon de ne pas trop avoir d’espoir. À droite de Patrick, encore dans la file d’attente, Kevin fixait lui aussi ce plafond terne, et se demandait s’il aurait pu être payé à le repeindre.

Lorsque Patrick franchit la porte du bureau, il prit conscience de l’ampleur de son problème. Son problème, n’était pas nécessairement que le sien. Il était aussi celui des dizaines, des vingtaines et des trentaines d’autres personnes qui attendaient derrière lui. Mais lorsque le conseiller lui indiqua le siège à la mousse bien tassée, Patrick écrasa immédiatement son séant avec toute la force et la conviction qu’il faut pour se foutre complètement du reste de la planète. S’il y a un poste, il est pour moi. Que je sois caissier ou ingénieur. Voilà à quoi Patrick en était réduit.

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